Belmondo-Coskun : un équilibre inattendu

Quand l’art contemporain investit l’univers d’un artiste figuratif du début du XXe siècle

Le musée Paul Belmondo et le musée des Années 30 de Boulogne-Billancourt accueillent du 14 mai au 19 octobre 2025 une exposition consacrée au sculpteur Salih Coskun. Intitulée « Coskun, expression directe », elle rassemble 78 œuvres issues de 40 ans de création. Ce corpus, en bronze, en bois ou en terracotta (terre cuite), entre en résonance avec les collections permanentes des deux musées.



Le sculpteur Salih Coskun devant le portrait de Paul Belmondo © Musées de la ville de Boulogne-Billancourt.

Si certaines œuvres dialoguent avec des sculpteurs de l’entre-deux-guerres comme Jacques Lipchitz, Évariste Jonchère ou Pablo Gargallo, c’est au musée Paul Belmondo que la confrontation artistique est la plus radicale. Il s’agit d’une « effraction esthétique », par l’introduction d’un artiste contemporain dans un univers classique. Les sculptures en bois de Coskun naissent du langage direct de la tronçonneuse ou assemblées, polychromes ou brulées. Elles interrogent la représentation contemporaine de l’Homme en mettant ces œuvres en regard de celles de Paul Belmondo, considéré aujourd’hui comme faisant partie des sculpteurs de la modernité classique.

 

Héritages méditerranéens

Tous les deux originaires du bassin méditerranéen – Belmondo est né en Algérie en 1898, Coskun en Turquie en 1950–, les deux artistes ont un héritage commun. Comme dans la Grèce antique où l’homme est presque toujours le modèle du sculpteur, la représentation humaine est au cœur de leurs préoccupations. Chez Belmondo, ce sont l’harmonie, la pureté des lignes et la plénitude nuancée des formes qui règnent ; chez Coskun, l’âpreté, la grandeur et la force.

Marqué par ses très jeunes années dans les grottes d’Anatolie, Coskun est un artiste autodidacte animé par le désir viscéral de créer. Il affirme « Ma force est mon désir, par le désir je dépasse l’ordinaire, comme si seul je creusais une montagne ». À 16 ans, il expose ses peintures et fait ses premiers pas sur scène. Graveur à la Monnaie d’Istanbul, il fuit le coup d’Éat de 1980 et rejoint Paris, foyer international des artistes modernes et la France où il a toujours voulu vivre et s’épanouir. Au début du siècle, de nombreux artistes s’engagent dans un courant primitif à la suite de Gauguin, qui en est le précurseur. La modernité va naître de nouveaux horizons et du travail traduit dans des matériaux bruts comme le bois ou la pierre. Coskun, qui pratique la taille directe – sans étude modelée préparatoire – revendique cette filiation artistique.

Belmondo, quant à lui, est le fils d’un forgeron italien qui découvre la taille directe à l’âge de 12 ans. Après des études d’architecture à Alger, il rentre en 1921 à l’École des Beaux-Arts de Paris, dans l’atelier de Jean Boucher. Il s’inscrit dans une esthétique classique alors portée par de nombreux sculpteurs, en réaction à la fois à l’art officiel et à la suprématie de Rodin. Ces artistes indépendants proposent un art figuratif moderne, assumant l’héritage classique en donnant la part belle à la clarté, l’eurythmie, l’apaisement et le dépouillement ; ils cherchent de nouveaux modèles, trouvent leur inspiration dans d’autres époques comme la Grèce archaïque, le Moyen-Âge et surtout la première Renaissance française et italienne.

 

De la médaille gravée au bronze taillé

   

À gauche : Salih Coskun, Série bronze, n°3, 1990 © Adagp, Paris, 2025. Photo Coskun / à droite : Paul Belmondo, Les Trois Grâces, revers de la médaille de Vincent Bourrel, 1974 © Adagp, Paris, 2022. Musées de la ville de Boulogne-Billancourt - Photo Philippe Fuzeau.

Grace à son expérience de graveur, Coskun obtient un stage à la Monnaie de Paris, où il apprend la technique de la taille-douce. Avec Série Bronze, dès 1980, il innove en taillant directement les blocs de ce matériau avec force et précision, à la scie, à la lime. Il questionne la forme pendant 15 ans, mais la densité du bronze limite le grand format, ce qui le pousse à se consacrer au bois.

Belmondo participe dès les années 1940 au renouveau de l’art de la médaille avec ses maquettes modelées, ensuite gravées à l’aide d’un tour à réduire. Plus de 150 modèles sortiront de son atelier.

 

La passion du bois


Coskun dans son atelier de Marcoussis, 2016 © Coskun.

Coskun choisit de travailler le bois car, comme lui, il est « vivant, organique, fort et fragile » et a conscience de l’effet théâtral de ses grandes sculptures. Dès 1987, il sculpte dans la masse à la tronçonneuse dans la lignée de Georg Baselitz. Nourri de son expérience de graveur, il a un rapport incisif et direct avec la matière, ses décisions sont précises et irréversibles. Il joue avec la polychromie, place des touches de couleur comme des mystères dans ses œuvres. Coskun exploite la violence de la nature en offrant aux arbres une seconde vie et le statut d’œuvre d’art, avec la brutalité de son geste créatif. Peu importe l’essence du bois pourvu qu’il y ait l’ivresse de la création : les bois viennent à lui, des morceaux, des souches remarquables qu’il peut garder des années avant de les utiliser. En 2014 il commence à s’intéresser à la technique de l’assemblage avec Main verte, une sculpture urbaine monumentale en bois et vignes installée à Martigny en Suisse pendant 10 ans. Comme Rodin, il laisse visible les traces d’assemblage, il ne dissimule rien. Pour sa récente série Yanmasa, qui signifie en turc « il ne faut pas que ça brule », Coskun inaugure la technique du bois brûlé apprise en Corée. Ce traitement va permettre à ce matériau exposé en plein air de mieux résister à l’épreuve du temps. Avec Série Yanmasa, n°276, il choisit de représenter un couple – son Adam et Ève – d’apparence sinistre mais qui révèle une véritable ode à l’amour et la joie de vivre de l’artiste. Cette Ève est un hommage à Picasso en référence au personnage central de La joie de vivre, peinture réalisée en 1946 évoquant la paix et le bonheur retrouvé.

 

Le langage immémorial de la forme humaine etle nu

   

À gauche : Coskun et Série Bustes, n°136, Musée Paul Belmondo, 2025 © Ville de Boulogne-Billancourt. Photo Alain de Baudus / à droite : Paul Belmondo, Sylvia Wildenstein, 1973 © Adagp, Paris, 2022. Musées de la ville de Boulogne-Billancourt - Photo Philippe Fuzeau.

Les deux artistes célèbrent chacun à leur manière l’homme et la femme sous toutes leurs formes. À l’occasion de l’exposition, deux œuvres dialoguent dans l’atelier de Paul Belmondo. Buste n°136, de Coskun, discute sereinement avec le portrait très moderne de Belmondo, Sylvia Wildenstein, un plâtre de 1973. Coskun s’inscrit dans son temps en rendant hommage à Marie Ndiaye et son roman Trois femmes puissantes (2009), tandis que Belmondo s’inspire lui des Trois Grâces antiques.

Si les œuvres de Coskun, avec une certaine provocation, interpellent, elles ne sont pas bavardes. Coskun « laisse à voir », en choisissant de ne pas nommer ses sculptures – ce sont des Séries numérotées – à l’exception de Lapinerie. Mais Coskun n’est jamais « à bout de souffle » lorsqu’il célèbre l’homme et la femme, en rendant hommage au film éponyme de Jean-Luc Godard (1960), il nous invite à tourner autour du portait de Jean-Paul Belmondo pour découvrir le visage de sa partenaire Jean Seberg.

   

À gauche : Salih Coskun, Série Têtes, n°236, 2022 © Adagp, Paris, 2025. Photo Coskun / à droite : Paul Belmondo, Jeune femme en marche, 1957   © Adagp, Paris, 2022. Musées de la ville de Boulogne-Billancourt - Photo Philippe Fuzeau.

Ses sculptures sont torsions, enchevêtrements, métamorphoses, quand Belmondo marque le mouvement de ses portraits hiératiques par les cheveux, excepté sa Jeune femme en marche, vers 1957, qui est en plein élan.

 

Naissance dans la terre

    

À gauche : Salih Coskun, Série Terracotta, n°179, 2018 © Adagp, Paris, 2025. Photo Coskun / à droite : Paul Belmondo dans son atelier (AR.BEL.126.6) © Musées de la ville de Boulogne-Billancourt.

L’univers de Belmondo est habité de tous les visages de ses contemporains, amis sculpteurs, académiciens, personnalités. Il travaille d’instinct directement dans la terre, progresse lentement, cherchant à traduire l’âme du modèle avec retenue. Il invite à considérer ses sculptures hiératiques et silencieuses.

Coskun, de son côté, ne cesse d’observer la vie avec « son œil d’homme des grottes » ; il est libre, ne cherche pas à plaire, il prend le risque de représenter la nature filtrée par ses émotions. C’est en 2008, lors d’une résidence à Ifritry, au Maroc qu’il s’initie à la terre. Inspiré par l’environnement sauvage et la présence de cette terre rouge, il rejoint les gestes des premiers hommes, spontanés, intuitifs et expressionnistes qui lui correspondent comme dans la Série Terracotta, n°179, exposée au musée des Années 30. Il découvre une manière douce, moins physique et plus lente de travailler, mais toujours colorée

Belmondo considère le nu comme « le costume des dieux ». Coskun ose exprimer ouvertement le désir, l’élan vital ; mais déjà en 1938, Belmondo dévoilait son attachement charnel en laissant paraître un téton sous le vêtement de sa femme Madeleine.

 

L’œuvre dessiné


Paul Belmondo, Nu féminin, 1970-1975 © Adagp, Paris, 2022. Musées de la ville de Boulogne-Billancourt.

Chez les deux artistes, le dessin tient une place essentielle. La pratique du dessin apporte une satisfaction immédiate à Belmondo, mais elle reste autonome et dissociée de son œuvre modelé. Il utilise des techniques multiples et plus particulièrement la sanguine, ce minerai dans les tons rouges utilisé dès la Préhistoire lui permet de transcrire les nuances propices au rendu des carnations. 

Coskun dessine durant l’hiver dans son atelier boulonnais, pour se préparer à travailler de mémoire sa sculpture pendant l’été, dans son atelier de Marcoussis. Ses profils crayonnés se rapprochent des axes et des rainures des corps taillés à la tronçonneuse. Sa récente série conçue spécialement pour l’exposition rend hommage au geste de Belmondo tout en s’en affranchissant par la couleur.

 

Une effraction esthétique apaisée, un équilibre émerge

Coskun ne s’introduit pas dans l’univers de Belmondo à pas feutrés, il y rentre avec l’ardeur de son geste, la sincérité de son regard, la force brute de son langage sculptural et Belmondo l’accueille sans trembler. Entre silence et exubérance, une forme d’équilibre inattendu émerge.

Les œuvres de Coskun, comme une forêt de formes humaines bruyantes et colorées, semblent comme apaisées au contact des sculptures de Belmondo qui silencieuses, blanches, noires, mélaniques, ne semblent pas affolées par la polychromie et l’expressionnisme des bois.

Ce face-à-face révèle moins une rupture qu’un pont jeté entre deux temps de la sculpture. Il dit la persistance de la forme humaine comme langage immémorial, qui traverse le temps, se transforme, mais ne s’efface jamais.

« L’œuvre s’achève une première fois avec moi, j’espère jamais pour les autres » Salih Coskun.

Véronique Durand-Laroze
Médiatrice-Plasticienne