Dessins de voyages
mardi 19 mars 2024
A l'occasion du Salon du dessin 2024, découvrez une sélection du cabinet d’arts graphiques
Dessins de voyages :
sélection de dessins du cabinet d’arts graphiques
Le développement des expéditions scientifiques et commerciales, la naissance ou le renforcement des diverses voies de communication, les mutations des relations diplomatiques, l’expansion des empires coloniaux, et la simple envie de découvertes constituent autant de facteurs de l’accroissement des déplacements d’artistes à partir du début du XIXe siècle. De fait, la production de dessins de voyages occupe une part importante de l’œuvre de nombreux créateurs, dont certains s’en font une véritable spécialité. Les collections du musée des Années Trente de Boulogne-Billancourt témoignent tout à fait de ces phénomènes, accrus durant l’entre-deux-guerres par la mécanisation des moyens de transport, le rayonnement international de la culture française et la politique artistique de la IIIe République. Quatre artistes particulièrement actifs au cours de cette période donnent un bel aperçu de cette création entre exotisme et ethnographie.
Formé à l’Académie impériale des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg, Alexandre Iacovleff (1887-1938) bénéficie en 1913 d’une première bourse lui permettant de se rendre en Espagne et en Italie. De nouveau boursier en 1917, il part en Chine puis au Japon, alors qu’éclate la révolution d’Octobre. Iacovleff ne retournera jamais en Russie et s’établit en 1919 en France. Très apprécié des milieux parisiens, il prend part à la Croisière noire organisée par l’industriel André Citroën et dirigée par l’explorateur Georges-Marie Haardt. Cette expédition automobile, partant d’Algérie en octobre 1924 pour arriver à Madagascar en juin 1925, avait une vocation à la fois publicitaire, culturelle et scientifique. Durant les longs mois de ce périple, Iacovleff dessine abondamment, d’un trait souple et incisif à la fois, les personnalités croisées. Il réalise notamment les portraits de deux figures d’autorité en Afrique centrale. C’est à Niangara, dans l’actuelle République démocratique du Congo, que Iacovleff rencontre Le Chef Mazinga (1925), issu de l’ethnie Abungura. La formule du buste vu de trois-quarts concentre l’attention sur le visage du modèle, au regard perçant, souligné par une coiffure de plumes et de feuilles. L’artiste cherche autant à saisir l’originalité physique et psychologique d’un individu qu’à préciser les attributs d’une culture autochtone. Iacovleff reprend les mêmes éléments formels pour Aim Gabo, Sultan de Birao (1925), ville aujourd’hui située en République centrafricaine. Estompant la matière sur le papier, le dessinateur modèle les lourds plis du vêtement qui encadrent les bras et le visage du sultan. Son attitude calme et déterminée traduit son pouvoir, tout comme le poignard et l’épée qu’il tient. Présentés avec succès à la Galerie Charpentier à Paris en 1926, ces dessins de la Croisière noire feront partie de la décoration de la salle de réception de l’appartement parisien de Haardt. Ils seront également édités en gravure pour un ouvrage luxueux publié en 1927 par Lucien Vogel, autour de la production africaine de Iacovleff.
A gauche : Alexandre Iacovleff, Le chef Mazinga / à droite : Alexandre Iacovleff, Aim Gabo, Sultan de Birao.
Domaine public. Musées de la ville de Boulogne-Billancourt - Photo Philippe Fuzeau.
Suivant les cours de l’École de dessin municipale de la place des Vosges à Paris de 1909 à 1916, André Maire (1898-1984) commence sa carrière comme décorateur de théâtre. Il fréquente également l’atelier d’André Devambez et bénéficie du soutien du peintre Émile Bernard. Mobilisé en 1917, André Maire termine son service militaire en Indochine et découvre le site d’Angkor, qui le fascine durablement. Il épouse en 1922 Irène, fille d’Émile Bernard, et le couple vit jusqu’en 1928 à Venise. La cité des Doges lui offre une immense source d’inspiration, avec sa vie pittoresque, ses monuments prestigieux et ses nombreux points de vue sur les eaux. Figurant un site aux abords de Saint-Marc, La Piazzetta dei Leoncinià Venise (1926) joue sur les contrastes d’ombres et de lumières créés. Au portique de la célèbre basilique répondent les colonnes en façade de la petite église baroque de San Basso. De longues silhouettes fantomatiques animent les lieux près de l’une des deux statues de lions donnant son nom à la place. Avec ses grands lavis suggestifs, Maire propose une vision fantomatique et théâtrale de Venise, qui rappelle les vedute peintes par Guardi au XVIIIe siècle. Il évoque aussi l’âge d’or de la ville avec La Basilique Santa Maria della Salute à Venise (1927), qui rend hommage à l’un des édifices baroques les plus emblématiques de la Sérénissime. Il décentre la vue sur les escaliers menant à l’une des entrées monumentales, en soulignant ainsi l’aspect spectaculaire du site. La vive lumière permet à l’artiste d’accentuer la présence colossale de la basilique, véritable signal à l’extrémité du Grand Canal.
Après son retour en France, Maire effectue en 1928 un séjour en Espagne, pays qui exerce également un fort attrait sur son œuvre. C’est peut-être durant cette première période hispanique qu’il dessine un Village espagnol. La grande aquarelle, par son sujet, l’imbrication des motifs d’architecture et de nature, la géométrisation des formes, et la palette dominée par l’ocre et le vert, n’est pas sans rappeler les premiers paysages cubistes peints par Braque et Picasso. Maire, toutefois, se garde de toute simplification pour au contraire accentuer la solidité des formes sous le soleil méridional. Le motif de la ville perché au sommet d’une colline devient l’un de ses motifs de prédilection, exploité également à des fins décoratives. Sans surprise, Maire est fasciné par la cité de Tolède à laquelle il consacre de nombreuses vues. Dessiné sur les hauteurs du Tage, son Pont de Tolède (1928) offre un large panorama sur le riche patrimoine architectural, où se détachent au loin les tours de l’Alcazar et de la cathédrale. Ce point de vue éloigné aux abords de la ville, avec un premier plan dans la pénombre animé par un berger et son troupeau, vise à embrasser le caractère unique de l’urbanisme tolédan.
A gauche : André Maire, La Basilique Santa Maria della Salute à Venise / au milieu : André Maire, Village espagnol / à droite : André Maire, Cathédrale de Séville. © Adagp, Paris, 2024. Musées de la ville de Boulogne-Billancourt - Photo Henri Delage.
Lauréat en 1930 du prix de la Casa Vélasquez, Maire confirme son statut d’artiste voyageur avec un nouveau séjour en Espagne entre 1933 et 1935. Cette période de deux ans l’incite à explorer d’autres territoires, parfois à l’écart des grands circuits touristiques. À l’occasion d’un déplacement dans la province d’Alicante, il exécute une originale Vue sur Guadalest, Espagne (1935), village parmi les plus pittoresques de la région de Valence. La silhouette élancée des arbres au premier plan et la chaîne montagneuse à l’horizon forment un véritable écrin aux pythons montagneux où se trouve Guadalest. Le mouvement des éléments naturels constitue le véritable sujet de la feuille, où la présence humaine est réduite à quelques bâtiments isolés et un voyageur à dos d’âne dans l’angle inférieur gauche. Le voyage prolongé en Espagne donne également à Maire l’occasion d’explorer l’Andalousie, et en particulier sa capitale. Rappelant certaines vues vénitiennes, sa Cathédrale de Séville est construite par deux pans de murs encadrant une percée sur le chevet de Notre-Dame-du-Siège et la célèbre Giralda, ancien minaret transformé en clocher et véritable emblème de la ville. La résille de pierre formée par les bâtiments musulman et chrétien constitue un motif décoratif de choix, qui ne pouvait que retenir l’attention d’André Maire.
Poursuivant sa carrière itinérante, l’artiste voyage en Égypte puis en Inde entre 1937 et 1939. Restant en France durant la Seconde Guerre mondiale, il se rend quelques mois en 1946 en Afrique, descendant le fleuve Niger. De 1948 à 1958, André Maire vit principalement en Asie du Sud-Est, découvrant le Vietnam, le Laos et la Thaïlande. Au début de cette longue période se situe une feuille très colorée, Musiciens du Vietnam (1949), qui reflète l’évolution artistique du dessinateur au fil de ses voyages. Sa prédilection pour des grands aplats de couleurs vives et des volumes synthétiques renoue avec l’esthétique de ses débuts, dans le sillage d’Émile Bernard et de Paul Gauguin. L’artiste est alors fasciné par la culture comme la spiritualité des populations asiatiques, qui insufflent un renouveau bienvenu à sa production. Les paysages occupent aussi une part importante de l’œuvre de cette période, rythmée par l’étude de sites culturels ou naturels majeurs. Par son travail des diagonales et sa prédilection pour des volumes simples, La Baie d'Along (1951) n’est pas sans évoquer certaines vues espagnoles dessinées une quinzaine d’années auparavant. Maire, toutefois, délaisse alors l’encre et l’aquarelle au profit du fusain et de la sanguine, estompés en larges surfaces sur la feuille pour suggérer l’atmosphère particulière d’un lieu mondialement connu pour sa beauté. Cette période asiatique est également marquée par un retour à Angkor, découvert lors du premier voyage en Asie en 1919-1921. L’enchevêtrement d’énormes racines et de ruines gigantesques donne lieu à des compositions à l’ambiance fascinante, où la nature en liberté semble dialoguer avec le passé glorieux du royaume khmer. Tracé au fusain, un Temple à Angkor (1955) est dominé par les tours du Bayon à Angkor Thom, reconnaissables à leurs visages de boddhisatvas. Cette architecture emblématique du site cambodgien est encadrée au premier plan par des vestiges de portes, dont l’ordonnance rectiligne contraste avec les formes souples de la végétation. Les dernières visions d’Angkor par André Maire frappent par leur dimension poétique, jamais exprimée à un tel degré dans son œuvre graphique.
A gauche : André Maire, La Baie d'Along / à droite : André Maire, Temple à Angkor.
© Adagp, Paris, 2024. Musées de la ville de Boulogne-Billancourt - Photo Henri Delage
Désormais âgé, l’artiste voyage une dernière fois à Madagascar en 1959. Installé à Tananarive, il se rend dans des villages plus ou moins isolés rencontrer la population locale, enrichissant ainsi son répertoire de sujets et de motifs. Les troncs trapus des arbres du Village malgache des hautes terres (1959) offrent une retraite paisible, un peu à l’écart des habitations. Même dans sa production tardive, l’artiste reste fidèle à son goût pour des cadrages dynamiques et un équilibre chromatique fondé sur des teintes blanches, noires et rouges. Jusqu’à sa disparition en 1984, André Maire convoque les souvenirs de ses voyages en Afrique et en Asie pour peindre ou dessiner des compositions sereines aux couleurs chaudes.
Fils de l’illustrateur et portraitiste Maurice Boutet de Monvel, Bernard Boutet de Monvel (1881-1949) passe dans l’atelier du peintre Luc-Olivier Merson et du sculpteur Jean Dampt. Mobilisé durant la Première Guerre mondiale, il intègre rapidement l’aviation et est affecté à Fez entre octobre 1917 et mars 1919. Ce séjour marocain stimule une abondante production picturale et graphique, singularisée par un goût pour les volumes simples, les motifs ornementaux et la lumière vive. Arabe accroupi au pied d'une rosace associe une figure indigène, vêtue d’un burnous, à un élément d’architecture islamique. L’œuvre surprend par son aspect à la fois soigné et inachevé, peut-être en prévision d’une composition plus ambitieuse qui n’a pas abouti. L’activité au Maghreb, en tout cas, confirme l’orientation de Boutet de Monvel vers un raffinement décoratif qui en fera l’un des artistes de prédilection d’une élite cosmopolite.
Portraitiste mondain et illustrateur de mode, Bernard Boutet de Monvel se fait connaître d’une riche clientèle en France mais également aux États-Unis, où il se rend régulièrement dès 1926. Les familles les plus fortunées de la côte Est lui commandent portraits et décors à la ligne ferme et sensuelle. Pour la salle de bain de Mrs. Charles S. Payson à Long Island, l’artiste conçoit en 1928 une série de panneaux sur le thème de la jeunesse et de la beauté dominant la mort. La genèse de ces peintures nous est connue par une série de dessins préparatoires, incluant L'Architecture triomphe du temps (1928). Le groupe principal évoque, par son apparence et sa disposition, la sculpture antique comme l’art baroque mais il évolue dans un décor de buildings propre à l’architecture des métropoles américaines du XXe siècle. La nature morte d’instruments de mesure comme la typographie soignée du titre participent aussi à l’atmosphère élégante de cette composition décorative.
A gauche : Bernard Boutet de Monvel, Arabe accroupi au pied d'une rosace / au milieu : Bernard Boutet de Monvel, New York city / à droite : Bernard Boutet de Monvel, Consuelo "Consie" Vanderbilt.
Domaine public. Musées de la ville de Boulogne-Billancourt - Photo Philippe Fuzeau.
Loin de se cantonner aux commandes particulières, l’activité américaine s’étend à l’environnement urbain lui-même. Au cours de ses déplacements à New York ou Chicago, Boutet de Monvel peint et dessine les bâtiments modernes dont les immenses façades ponctuées de nombreuses ouvertures constituent un sujet esthétique à part entière. Les immeubles de Manhattan l’intéressent tout particulièrement, en osant des cadrages audacieux et séduisants. Building de Wall Street vu de New Street (1930) compte parmi ces étonnantes vues dont la contre-plongée abrupte bouscule les repères spatiaux habituels. Le jeu sur les structures verticales, qui rythment l’ensemble de la composition, tend presque à l’abstraction. Cette originalité visuelle de Boutet de Monvel n’est pas sans évoquer l’art du cinéma ou celui de la photographie, en particulier les clichés pris quelques années plus tard par Andreas Feininger sur des motifs similaires.
Ce sont indéniablement ses portraits au style épuré et précis qui font la réputation de l’artiste auprès des grandes familles américaines. L’exécution des tableaux, quel qu’en soit la mise en page retenue, passe généralement par des études graphiques afin de saisir les principaux éléments formels. Le dessin relatif au portrait de Consuelo « Consie » Vanderbilt (vers 1936) établit la formule du buste de profil devant un fond de végétation et d’architecture. Boutet de Monvel associe ainsi le charme distingué de la trentenaire, membre de l’une des plus riches familles d’Amérique durant l’entre-deux-guerres, à un paysage de plein air. Le visage du modèle est encadré par les palmiers de la propriété familiale d’Alva Base à Terminal Fisher Island en Floride. Boutet de Monvel avait d’ailleurs portraituré devant cette même demeure en 1936 William K. Vandebilt Jr., père de Consuelo, dans un tableau aujourd’hui en collection privé. Quant au dessin boulonnais, il fut traduit avec peu de différences par Boutet de Monvel dans le portrait peint de Consuelo « Consie » Vanderbilt, passé aux enchères à Paris en décembre 2022. Resté en France pendant la Seconde Guerre mondiale, l’artiste reprit en 1946 les trajets transatlantiques, abandonnant désormais le bateau pour l’avion. En 1949, son appareil s’écrasa dans les Açores : Boutet de Monvel perdit la vie comme l’ensemble des passagers, comprenant aussi la violoniste Ginette Neveu et le boxeur Marcel Cerdan.
Fils d’un peintre familier des frères Théo et Vincent van Gogh, Paul Jouve (1878-1973) se destine très jeune à une carrière d’artiste. Peu intéressé par le cursus académique, il se forme à l’art animalier en fréquentant le Jardin des plantes, le marché aux chevaux, les abattoirs et l’école vétérinaire de Maisons-Alfort. Premier lauréat en 1907, avec son ami Léon Cauvy, de la bourse du gouvernement général de l’Algérie, il devient pensionnaire de la villa Abd-el-Tif à Alger, qui l’ouvre à la sensibilité orientaliste. Mobilisé en 1914, Jouve dessine sur le front ; il rejoint l’année suivante l’armée d’Orient à Salonique, le monde grec renouvelant sa production. Une nouvelle bourse gouvernementale le conduit à voyager en 1922-1923 en Asie du Sud-Est, à la découverte de l’Indochine, de la Chine, de Ceylan, puis des Indes, avec une véritable fascination pour le site d’Angkor. De ce voyage asiatique découle toute une série d’œuvres figurant plus particulièrement des éléphants, Jouve ayant été fasciné par les grands pachydermes fréquentant les sanctuaires hindouistes, notamment dans la ville indienne de Madura. Dessiné au retour, cet Éléphant à Maduraï évoque plusieurs œuvres de Jouve où l’animal évolue dans l’eau près des temples, dont un panneau peint en 1926 pour l’hôtel particulier de la comtesse de Fels à Paris et aujourd’hui au musée des Beaux-Arts de Reims ou une estampe faisant partie d’un album publié par les Éditions Apollo pour la Galerie Weill en 1930.
Paul Jouve, Éléphant à Maduraï. © Adagp, Paris, 2024. Musées de la ville de Boulogne-Billancourt
Un nouveau séjour africain entre février et juin 1931 l’invite à rencontrer d’autres paysages et populations dans l’ouest du continent, qui lui inspirent de nouvelles œuvres. Adoptant un point de vue frontal, Touaregs représente trois méharistes au visage largement recouvert d’un chèche, telle une apparition mystérieuse. Le dessin s’inscrit dans cette production à la fois décorative et humaniste, qui consacre la singularité et la dignité de ce peuple nomade du Sahara. Le thème des touaregs nourrit au cours de la décennie 1930 une part notable de la production de Jouve, qui poursuivra jusqu’à la fin de sa vie des voyages à travers le monde en enrichissant son style comme son regard.
Benjamin Couilleaux
Conservateur en chef du patrimoine,
Directeur des musées municipaux et du patrimoine de Boulogne-Billancourt