Paul Jouve, un artiste animalier

A l'occasion des journées européennes du patrimoine, découvrez l'un des plus éminents artistes animaliers du XXe siècle

RENDEZ-VOUS
Journées européennes du patrimoine
Dimanche 17 septembre 2023 à 14h
"Paul Jouve (1878-1973), artiste de la nature et de l'ailleurs"
Conférence de Benjamin Couilleaux, conservateur et directeur des musées de Boulogne-Billancourt. Amphithéâtre de l'Espace Landowski.

----------------------------

Paul Jouve, un artiste animalier

À l’occasion du cinquantième anniversaire de sa disparition, le musée des Années Trente rend hommage à un artiste majeur de ses collections : Paul Jouve (1878-1973), l’un des plus éminents artistes animaliers du XXe siècle, maître incontournable de l’Art déco.

Peintre, sculpteur, graveur, illustrateur, fournisseur de modèles traduits en verre, en laque, en ferronnerie, en mosaïque ou en tapisserie, Paul Jouve s’est exprimé dans de nombreuses techniques tout au long de sa carrière. À cette variété matérielle fait écho la richesse des sources d’inspiration de l’artiste qui n’a cessé de voyager : outre l’Europe, Jouve séjourne en Algérie, en Asie du Sud-Est, en Égypte, au Niger ou encore aux États-Unis. Ces nombreux déplacements le conduisent à célébrer la beauté du monde animal, en particulier les grands félins, comme la grandeur des peuples et des paysages d’Afrique et d’Asie.

La variété de l’œuvre de Jouve est particulièrement bien représentée dans les collections du musée des Années Trente. Boulogne-Billancourt a bénéficié, en effet, d’un legs important opéré par la veuve de l’artiste en 2001. Cet ensemble a été enrichi par d’autres dons et des achats, ainsi que par un dépôt d’œuvres appartenant à l’Institut de France, dont Paul Jouve fut membre de 1945 à sa mort. Plus de 80 œuvres de l’artiste sont aujourd’hui réunies dans les collections boulonnaises, l’un des plus riches fonds des musées français.

Fils d’un peintre familier des frères Théo et Vincent van Gogh, Paul Jouve se destine très jeune à une carrière d’artiste. Peu intéressé par le cursus académique, il se forme à l’art animalier en fréquentant le Jardin des plantes, le marché aux chevaux, les abattoirs et l’école vétérinaire de Maisons-Alfort. Exposant dès 1894 au Salon de la Société des Artistes français, il obtient rapidement le succès et participe à l’Exposition universelle de 1900. Le célèbre magasin parisien L’Art Nouveau Bing le sollicite pour des petits sujets animaliers de style japonisant, produits en porcelaine de Limoges, et unSinge à la statuette en bronze. Un exemplaire en est présenté au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts de 1905, à l’occasion de la première participation de Jouve à cette manifestation. La réduction du Singe à la statuette que conserve le musée a été fondue vers 1906-1907. Cette étrange composition confronte un babouin, sans doute étudié par l’artiste dans un zoo, et un ouchebti, sculpture funéraire de l’Égypte pharaonique.

Premier lauréat en 1907, avec son ami Léon Cauvy, de la bourse du gouvernement général de l’Algérie, il devient pensionnaire de la villa Abd-el-Tif à Alger, qui l’ouvre à la sensibilité orientaliste. Mobilisé en 1914, Jouve dessine sur le front ; il rejoint l’année suivante l’armée d’Orient à Salonique, le monde grec renouvelant sa production. La publication en 1919 d’une édition du Livre de la jungle, l’un de ses premiers ouvrages illustrés, renforce sa notoriété et sa popularité.

  

Panthère / Panthère dévorant un serpent
© Adagp, Paris, 2022. Musées de la ville de Boulogne-Billancourt - Photos Philippe Fuzeau

Jouve s’impose comme l’un des grands artistes français de l’entre-deux-guerres, en particulier avec ses représentations de fauves. Si la Panthère  peinte en 1920 est certainement issue des séances d’observation de l’artiste au zoo, le grand félin évolue dans un environnement minéral sans doute issu des souvenirs algériens de Jouve. L’artiste sait à la fois traduire la majesté et la nervosité de l’animal, tout en simplifiant son anatomie à des fins décoratives. Il se montre plus méticuleux dans le grand relief en bronze intitulé Panthère marchant, qui a seulement été édité à 10 exemplaires en 1922. Dans cette œuvre puissante et raffinée, la fine observation des membres de l’animal en mouvement rappelle l’art des grands maîtres animaliers du XIXe siècle, en particulier Antoine-Louis Barye et Eugène Delacroix auxquels Jouve fut comparé. En revanche, l’animation du corps par des petites stries et la fragmentation des différentes parties de l’anatomie sont des éléments formels tout à fait typiques de Jouve.

Quant à la Panthère noire peinte en 1929, elle constitue l’une des œuvres les plus emblématiques de l’artiste sur le sujet. Ce motif séduisant est magnifié par les teintes dorées de la peinture, faisant du tableau un véritable objet ornemental. Jouve avait déjà traité la composition dans une lithographie exécutée vers 1927 puis une seconde datée vers 1929. L’artiste n’hésitait pas à reprendre ses sujets d’une technique à l’autre, avec certaines variations ; plusieurs tirages de la Panthère noire sont d’ailleurs agrémentés d’un fond d’or, qui confère une valeur plus décorative à l’estampe. Une nouvelle version de la Panthère noire sera d’ailleurs gravée en 1948 par Jouve pour illustrer l’ouvrage que lui consacre son ami l’historien de l’art Charles Terrasse. Peint vers 1930, le Tigre confirme l’aisance de Jouve à peindre ces animaux, tant leur noblesse naturelle que la surface chatoyante de leur fourrure.

C’est au Salon de la Société des Artistes décorateurs de 1932 que fut pour la première fois exposée Panthère dévorant un serpent, réalisée par le mosaïste Ernest-Jean Gaudin d’après un carton de Paul Jouve, sa seule réalisation dans cette technique. L’œuvre reprend les scènes de combat animaliers chères aux artistes baroques et romantiques, dont Jouve est en quelque sorte l’héritier. Sensible à la spécificité de la mosaïque, Jouve exploite le réseau des petites tesselles pour détailler les écailles irisées du reptile et ajuster en larges surfaces la musculature de la panthère.

Une série de voyages donne une nouvelle orientation à l’art de Jouve, en renouvelant ses choix esthétiques et iconographiques. En septembre 1922 et juillet 1923, l’artiste embarque pour un périple passant par la Méditerranée, le Canal de Suez, l’Océan Indien puis le fleuve Mékong, avant de gagner le Cambodge, le Vietnam, la Chine et l’Inde. La découverte du site d’Angkor, en particulier, est un véritable choc esthétique. Le grand panneau peint à fond d’or figurant un Éléphant  témoigne aussi de la fascination exercée par les pachydermes, objet d’une grande attention dans le monde indien.

Une bourse gouvernementale obtenue en 1914 devait permettre à Jouve de partir en Afrique subsaharienne, mais ce départ se heurta à sa mobilisation au début de la Première Guerre mondiale. C’est seulement en février 1931 qu’il peut reporter ce voyage, embarquant de Bordeaux pour Dakar. Il parcourt toute une partie de l’Afrique de l’Ouest, et plus particulièrement le Niger où il rencontre le peuple touareg. Revenu en France en juin 1931, il multiplie les œuvres inspirées par un tel séjour. Méharistes au repos, peint en 1932, se structure autour de deux hommes assis et de leurs dromadaires devant une chaîne montagneuse. La scène fascine par son rythme harmonieux et sa poésie aussi mystérieuse que silencieuse. Cette passion pour le peuple nomade du Sahara se traduit également dans le plus tardif Touaregs au bivouac, réalisé en 1938. La composition monumentale resserrée amplifie la dignité des quatre personnages, dont se discernent à peine les regards, sans rien sacrifier au souci du détail de leurs costumes et accessoires. La scène sera reprise pour Devant la tente, composition gravée pour un article de Pierre Benoît intitulé Au Pays des touaregs paru en 1938 dans L’Illustration.

Touaregs au bivouac 
© Adagp, Paris, 2022. Musées de la ville de Boulogne-Billancourt - Photo Philippe Fuzeau

Les contrées lointaines ne représentent pas la seule source de création des œuvres de maturité de l’artiste. Jouve regarde aussi son environnement proche, en particulier pour composer des natures mortes d’une grande force plastique. Peint vers 1935, le Grand-duc cloué sur une porte est l’un des plus anciens tableaux du genre, alors que plusieurs œuvres représentant des spécimens vivants sont réalisées dans les mêmes années. L’oiseau mort, aux ailes partiellement déployées, est peint sur un mur de bois, dans un accord général de teintes brunes et grises. Cette vision traduit-elle un sentiment sombre de l’artiste ? il s’agit en tout cas d’un bel hommage aux grands peintres de natures mortes que furent Francisco de Goya et Gustave Courbet.

Les dernières sculptures produites par l’artiste témoignent de son approche plus expressive du motif animalier. La passion de Jouve pour les grands félins l’amène à adopter, au début des années 1930, deux jeunes panthères prénommées Toumba et Marraghem, respectivement originaires du Gabon et du Tchad. Avant qu’elles ne grandissent et n’obligent l’artiste à les confier au cirque Médrano, il en fait les portraits sculptés, renouant avec ses premiers bronzes dans un esprit désormais intimiste et presque facétieux. La Jeune panthère assise, créée vers 1935, montre Marraghem posant sagement. La surface rugueuse du bronze, laissant transparaître le travail manuel du modelage, n’est pas sans faire écho à la vibration du coup de pinceau souvent visible sur ses toiles.

   

Jeune panthère assise / Lionne et lionceau 
© Adagp, Paris, 2022. Musées de la ville de Boulogne-Billancourt - Photos Philippe Fuzeau, 2022, 2017. 

Lors de l’Exposition internationale de 1937 à Paris, Jouve est plus particulièrement sollicité pour peindre les décors du pavillon du Luxembourg et sculpter un groupe destiné à la Fontaine du Trocadéro. Cette dernière commande associe, de façon tout à fait originale, un daim bondissant et une tête de taureau, motif dont le musée conserve une petite réplique en bronze. Cette tête simple mais puissante est sans équivalent dans l’œuvre de Jouve, en particulier pour son inspiration antique : elle évoque un rhyton (vase à boire) crétois, conservée au musée archéologique d'Héraklion, mais dont une copie appartient depuis 1910 au musée d’archéologie national de Saint-Germain-en-Laye.

Au début de la Seconde Guerre mondiale, Paul Jouve se rend dans sa propriété du Tholonet, à côté d’Aix-en-Provence, avant de revenir à Paris. Son activité artistique se ralentit, et il cesse la sculpture peu de temps après la Libération. Sa dernière œuvre du genre est un groupe en bronze, Lionne et lionceau, réalisé en 1947. Dans cette œuvre frontale et statique, l’artiste revient aux compositions classiques du XIXe siècle, avec un sentiment de tendresse jamais atteint jusqu’alors dans cette technique.

 

Benjamin Couilleaux
Conservateur en chef du patrimoine,
Directeur des musées municipaux et du patrimoine de Boulogne-Billancourt


A l'occasion des journées européennes du patrimoine, découvrez
une sélection d'œuvres de Paul Jouve et animalières !